Pilophobie : quand la critique militante tourne au harcèlement

« La pilophobie n’existe pas, c’est du sexisme » Ou le refus de considérer les effets de la norme du glabre comme une dimension légitime de la misogynie.

Cet été, nous avons décidé de lancer « Paye Ton Poil » sur Facebook, Instagram et Twitter. Le principe est le suivant : des femmes témoignent en privé de sexisme pilophobe qu’elles ont subi, et nous les publions anonymement. Nous avons décidé de faire cela afin de rendre visibles les contraintes, vexations et violences diverses que peuvent subir les femmes ou les filles (parfois des fillettes aussi jeunes que 5-6 ans) refusant de s’épiler, ou ayant l’audace de ne pas avoir une épilation totalement impeccable (parfois du simple duvet). Harcèlement, insultes, mise à l’écart, discriminations, épilation forcée, violences sexuelles… : les récits récoltés montrent bien, qu’à l’heure actuelle, les femmes et les filles ne peuvent pas décider d’elles-mêmes de se qu’elles font de leur corps et de leur pilosité, qu’elles sont constamment surveillées et que chaque partie de leur corps peut être l’objet d’humiliation. Celles bravant l’interdit peuvent le payer très cher.

Nous nous attendions à subir du cyber-harcèlement, en particulier de la part des sphères masculinistes et/ou d’extrême droite. C’est – évidemment – ce qui est arrivé, mais nous nous y étions préparées et cela a finalement peu impacté notre moral.

En revanche, ce qui nous a particulièrement choquées et attristées, c’est de subir du cyber-harcèlement de la part de militant·e·s se disant féministes ou pro-féministes. Fin juillet, sur Twitter, une militante a posté à notre encontre un tweet outragé, en citant l’un de nos témoignages : il ne faut pas parler de pilophobie, écrivait-elle, car ce qu’on décrit est « simplement » de la misogynie. Le tweet a été liké et retweeté des milliers de fois. Résultat : nous nous sommes retrouvées avec des centaines de notifications, de personnes répétant en boucle : « La pilophobie n’existe pas, c’est du sexisme ». Nous avons tenté de discuter avec certaines de ces personnes, qui se sont révélées, généralement, agressives et méprisantes, sans aucune écoute ou bienveillance. Ironie de l’histoire, cela a été l’occasion, pour des hommes « pro-féministes », de nous faire des leçons sur le sexisme et la pilosité, à nous, femmes et militantes féministes ! Bref, du mansplaining, mais au nom de la cause féministe

Ce cyber-harcèlement s’est calmé, sans toutefois totalement disparaître, puisque régulièrement, nous continuons a recevoir des messages privés, répétant toujours et inlassablement :  « La pilophobie n’existe pas, c’est du sexisme ». Il est donc temps de clarifier certaines choses :

1. Le terme « pilophobie » est utilisé depuis de nombreuses années dans les milieux féministes qui s’intéressent à la question. Dans ces milieux, il est clair qu’il signifie « la haine et le rejet de la pilosité des femmes ». Depuis notre création, à l’été 2018, nous l’avons employé à maint reprises, sans que cela ne suscite, jusqu’à cet été, ni attaque, ni même interrogation ou critique (constructive). En interne, nous nous sommes pourtant questionnées sur ce mot. Nous trouvions dommage que la dimension genrée de la norme du glabre n’apparaisse pas plus clairement dans le terme « pilophobie ». En effet, comme nous le disons depuis le début, la question de la pilosité n’est pas du tout la même pour les femmes et pour les hommes. Nous avons tenté de trouver un terme plus adapté, qui soit relativement simple (donc éviter des termes jargoneux comme « gynotrychophobie », par exemple) et qui fasse transparaître cet aspect genré, sans succès. Faute de mieux et malgré ses limites, nous avons finalement décidé de revenir au terme « pilophobie ». Le fait qu’il soit simple et couramment utilisé par les milieux féministes a été un argument en faveur de son emploi dans nos discours : nous comprenons d’autant moins la soudaineté des réactions agressives et brutales que le mot a suscité.

2. Comme nous n’avons cessé de le dire, la pilophobie est  une manifestation du sexisme.  Nommer un phénomène patriarcal particulier, ce n’est absolument pas nier son lien avec la misogynie.  Au contraire, c’est en popularisant de nouveaux mots et concepts que les mouvements féministes ont pu mettre en lumière des dimensions spécifiques du sexisme : plafond de verre, mansplaining, charge mentale, culture du viol, manspreading, etc. Les termes ne manquent pas pour désigner les multiples rouages de la domination masculine ! Nommer est l’une des premières étapes pour discuter d’un mécanisme patriarcal. Nous interdire de désigner ce phénomène (la haine de la pilosité des femmes), c’est tout simplement nous empêcher d’en parler.

3. Bien que la pilophobie soit une manifestation de la misogynie, elle ne peut pas être réduite à cela. En réalité, c’est un phénomène à l’intersection de différentes mécaniques oppressives : sexisme, racisme, harcèlement scolaire, etc. mais aussi âgisme. Parmi les témoignages que nous recevons, un des cas les plus fréquents est celui de parents harcelant, insultant voire agressant physiquement leur fille pour la contraindre à l’épilation. Nous avons ainsi reçu plusieurs témoignages où les parents attachent ou maintiennent leur fille pour l’épiler de force.

4. Le terme en « -phobie » nous a été aussi reproché, car ce suffixe serait réservé aux oppressions systémiques. Nous remarquons, néanmoins, que le terme « grossophobie » désigne un phénomène relativement similaire, désignant les attitudes négatives à l’encontre des personnes (surtout les femmes) obèses ou en surpoids. En bref, il s’agit également d’un phénomène de discrimination et de stigmatisation fondées sur l’apparence physique. Pourtant, pour nombre de personnes avec qui nous avons tenté de dialoguer, discuter de grossophobie est légitime, mais pas de pilophobie. Voici leurs arguments :

  • Il y a une véritable discrimination envers les femmes obèses ou en surpoids, mais il n’existerait pas de « véritables discriminations » envers les femmes ayant une pilosité visible.
  • Les poils ne font pas partie de notre identité profonde, au contraire du poids. Il est facile d’enlever ses poils, pas de perdre ses kilos. 

Ces arguments témoignent d’une méconnaissance du problème. Les témoignages de « Paye Ton Poil » montrent, s’il le faut, que la stigmatisation et la discrimination sont réelles. Des filles et des femmes sont humiliées, harcelées et mises à l’écart par leur famille, leur compagnon, leurs camarades de classe ou de simples passants dans la rue, si elles ont une pilosité (parfois un duvet ou des repousses !) visible. Certaines se sont vues refuser des emplois ou des missions professionnelles (discrimination professionnelle). Enfin, d’autres, après avoir subi des remarques inappropriées de la part de professionnel·le·s de santé à propos de leur pilosité, sont plus réticentes à aller consulter, ce qui conduit à un plus mauvais suivi sanitaire. 

Notons également que si on refuse, dès le départ, de s’interroger sur la pilophobie, alors on ne risque pas de récolter la parole de femmes discriminées et stigmatisées à cause de leur pilosité. Une femme nous a dit : « Je refuse que vous parliez de pilophobie tant que vous ne m’avez pas démontré qu’il existait une réelle discrimination à l’égard des femmes fondée sur leur pilosité. ». Mais en refusant d’emblée la discussion sur le sujet, il n’est pas possible de documenter le phénomène. Nous espérons que les témoignages que nous relayons et les analyses que nous publions puissent justement mettre en lumière les conséquences désastreuses de la pilophobie sur la santé mentale et physique des femmes. Enfin, il ne faut pas oublier que la question de la pilophobie ne se pose pas de la même façon pour toutes les femmes. Quand on est brune avec une pilosité importante et visible, la lutte contre les poils peut rapidement devenir un véritable enfer. Il ne faut pas non plus oublier que certaines fillettes, brunes en général, ont une pilosité visible dès l’enfance. Beaucoup de filles et de femmes ont grandi avec les surnoms de « yéti », « Chewbacca », « le gorille », etc. dont elles sont affublées dès le plus jeune âge, parfois dès la maternelle… Comment croire que la pilosité ne constitue pas pour elles une thématique particulièrement douloureuse et un enjeu identitaire ?

5. Il est légitime d’exprimer des désaccords et des critiques. En revanche, il n’est jamais acceptable d’utiliser le harcèlement pour intimider. Car, oui, nous envoyer une meute via la fonction « citer » de Twitter, c’est du harcèlement. Se mettre à plusieurs dizaines pour nous envoyer en boucle le même message privé (« la pilophobie n’existe pas, c’est du sexisme »), c’est pareil : du harcèlement et de l’intimidation. Comment peut-on sérieusement se croire légitime à donner des leçons de féminisme tout en employant les bonnes vieilles méthodes violentes et patriarcales envers des femmes féministes ? Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez certains militants et militantes ?

Alors que nous pensions que la question de la pilophobie serait consensuelle dans le mouvement féministe (« Mon corps, mes droits »), ce n’est manifestement pas le cas. Ce harcèlement est bien la preuve qu’il existe un véritable blocage sur la question. Nous pourrions être découragées (et, en vrai, on l’a été…) : il est usant de se battre contre une société sexiste et pilophobe, mais se faire attaquer par des « sœurs féministes » est encore plus désespérant. 

Fort heureusement, quelque chose nous redonne du courage : les dizaines de messages de remerciement que nous recevons chaque jour, en particulier sur Instagram. En initiant « Paye Ton Poil », nous avions un objectif : visibiliser la violence pilophobe. Mais, il y a quelque chose à laquelle nous n’avions pas pensé : le fait que cela puisse servir à briser l’isolement des femmes ayant subi le sexisme pilophobe. Comme les témoignages sont violents, nous avons été étonnées, au début, de lire que notre compte/page « faisait du bien » à certaines de nos abonnées. En réalité, ces femmes et ces filles sont soulagées de découvrir qu’elles ne sont pas seules à avoir subi de telles humiliations et sont heureuses que la pilophobie soit enfin dénoncée. Voici quelques exemples de mots de remerciements que nous avons reçus : 

Merci beaucoup de ton compte, ça me rassure car je me pensais seule face à ces moqueries sur les poils, à en avoir souffert, mais en même temps, ça me révolte de voir qu’autant de femmes ont pris des remarques ou du harcèlement à cause de ça.

Je tiens à remercier cette page car, grâce à vous, j’ai compris que si je n’avais pas envie de m’épiler ou de me raser, c’était mon choix et pas celui des autres.

Merci pour tous ces partages, vous m’avez redonné confiance.

Je n’ose pas aborder ce sujet avec mes amies proches, qui sont toutes blanches et n’ont que très peu de pilosité. De mon côté, ma peau métisse a plus de poils, et je complexe énormément. Je me sens libérée grâce à votre compte, merci beaucoup !

J’espère que vous allez gagner encore plus en visibilité. Assumer ses poils quand on est une fille, c’est très dur, suivre les témoignages permet de se sentir moins seule et d’avoir encore plus envie de relever ce « défi personnel » si je peux dire ça comme ça. Désolée je n’ai pas trouvé d’autres mots. Bonne continuation à vous en tout cas ! Et surtout n’oubliez pas que votre compte est utile et que votre démarche est très belle.

Je voulais vous dire que votre compte m’aide beaucoup. Car je suis la seule dans mon entourage, je ne suis pas du tout soutenue, alors votre compte me donne ce soutien.

La question qui se pose est la suivante : dans l’hypothèse ou nous serions réellement en tort pour l’emploi du terme « pilophobie » (d’ailleurs, on a été violemment attaquées, mais au final, seule une personne a fait l’effort de nous suggérer un autre terme…), est-il vraiment judicieux de nous le faire autant payer, alors même que « Paye Ton Poil » permet une libération de la parole sur un sujet encore extrêmement tabou ?

Ainsi, heureusement, nous n’avons pas rencontré que de l’animosité, mais aussi beaucoup, beaucoup de sororité. Au milieu des différentes vagues de harcèlement, ces nombreux messages nous font beaucoup de bien : ils confirment qu’il est temps de briser le tabou de la pilosité féminine et nous encouragent à continuer. Nous restons, bien entendu, ouvertes à l’échange et à la critique constructive et, malgré les intimidations de toute sorte, nous continuerons de parler, visibiliser et combattre la pilophobie.